La Tarasque provençale n’est pas unique en son genre. Tout au long du littoral méditerranéen à l’Ouest de l’embouchure
du Rhône et jusqu’à l’Andalousie, les légendes font état de la Bête carnassière de mœurs amphibies, hantant les eaux douces, les zones palustres
et même les eaux saumâtres, et qui selon les localités et selon les auteurs est appelée TARASCONUS, TIRASCONUS, TIRASCURUS, TIRASCUS... etc...
De retour d’Espagne, d’où il ramenait les bœufs de Géryon, Héraclès combattit un animal de cette sorte.
Et si, selon la tradition, la ville de Tarascon ( patrie de l’illustre Tartarin ) doit son nom au monstre
qui répandait la terreur sur les rives rhodaniennes, ce n’est sûrement pas un hasard si l’on rencontre un autre Tarascon situé dans le département
de l’Ariège, soit au cœur de la région où sévissait la Bête, en même temps que sur l’itinéraire emprunté par Héraclès lors de son retour d’Espagne.
A l’Est de l’embouchure du Rhône la tradition est plus pauvre ; cependant il est probable que le biotope
de la Bête s’étendait très loin sur le littoral méditerranéen.
La Légende Grecque rapporte que lorsque Thésée, âgé de seize ans, entreprit son voyage de Trézène à Athènes
pour rejoindre son père Egée, au lieu dit des Roches Scironiennes, il combattit et tua le géant Scyron.
Or ce dernier avait pour funeste passe-temps de précipiter les voyageurs qui traversaient son domaine du haut
des falaises dans les eaux du golfe de Corinthe, où les malheureux étaient dévorés par un monstre écailleux et carapacé évoquant singulièrement une Tarasque.
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Dans la plupart des effigies de la Tarasque ( mais pas dans toutes ) ce qui déroute ( outre la sextupédie
sur laquelle je reviendrai plus loin ) ce sont la tête et la queue.

La Tarasque - Effigies traditionnelles
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Pourquoi cette tête grotesque, caricaturant une face humaine, presque truculente, fendue d’une oreille à l’autre par
une bouche d’une largeur démesurée, bardée d’une interminable rangée de dents ?
Alors que l’on se serait attendu à des mâchoires crocodiliennes ou à un mufle de Tyrannosaure.
Et pourquoi cette queue se terminant par un aiguillon, simple, double ou triple, en fonction des diverses représentations ?
Très probablement dérivée de la Tarasque provençale, se trouve au musée de Nevers une sculpture médiévale
représentant un Dragon doté de six pattes, d’une tête semi-humaine et d’un triple aiguillon caudal.

Le Dragon sextupède du musée de Nevers
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Pour qui connaît un peu l’histoire de la Zoologie, il saute aux yeux que cette tête et cette queue sont l’une
et l’autre empruntées au portrait d’une variété de Dragon, appelée Manticore ( ou Mantichore ) et hantant l’ Ethiopie, dont Pline
dans son Histoire Naturelle ( III-XXX ) nous parle en ces termes : " Dans le même pays ( l’Ethiopie ) il naît,
d’après Ctésias, un animal appelé Manticore, ayant une triple rangée de dents qui s’engrènent en forme de peigne, la face et les oreilles
de l’homme, les yeux glauques, une couleur de sang, un corps de lion, une queue armée d’un dard comme celle d’un scorpion,
une rapidité très grande et un goût prononcé pour la chair humaine ".
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Le portait de la Manticore, brossé par Pline l’Ancien et repris par maints auteurs ne pouvait manquer d’inspirer les illustrateurs
de Bestiaires.
Certains d’entre eux, prenant au pied de la lettre la formule " ayant la face et les oreilles de l’homme "
obtinrent un résultat des plus déconcertants.
C’est le cas de la Manticore qui figure dans la monumentale " Historia Animalium "
du plus grand naturaliste du XVIème siècle, Conrad Gesner, surnommé le Pline Helvétique et le père de la Zoologie.

Représentation de la Manticore dans l’oeuvre de Conrad Gesner
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La Bête possède un corps de lion, dont la queue ne se termine pas par un aiguillon, simple, double ou triple,
mais par un véritable cactus.
Quant à la face, portée à l’extrémité d’un cou de dromadaire, si l’on excepte la bouche fendue d’une oreille
à l’autre, préfigurant " L’Homme qui rit " de Victor Hugo, elle est " totalement " humaine, dotée d’un regard langoureux
que n’eut pas désavoué Rudolph Valentino, d’une moustache à crocs style dandy de la Belle Epoque et d’une chevelure artistement ondulée
qui ne déparerait pas l’affiche publicitaire d’une marque de shampooing.
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Parmi les rares représentations de la Tarasque qui s’affranchissent du modèle caricatural traditionnel, il faut citer le haut-relief
en bosse figurant dans les armoiries de Tarascon.

La Tarasque mammalienne d’après le haut-relief en bosse de Tarascon
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La Bête, représentée de profil, présente son flanc gauche. La carapace ne recouvre que le dos et les flancs, laissant
apparaître des pattes et un arrière-train couverts d’un pelage épais et broussailleux.
Bien que semi-humaine, la face arbore un caractère léonin qu’accentue la présence d’une abondante crinière.
La Bête est ici incontestablement mammalienne comme en témoignent les quatre paires de mamelles gonflées
qui pendent sous son ventre.
Mais, sur le plan esthétique, ce qui frappe le plus dans cette représentation c’est l’élégance avec laquelle le
sculpteur a résolu le problème de la sextupédie. Alors que dans la plupart des effigies, la troisième paire de pattes est implantée au petit bonheur
à peu près à égale distance entre les membres antérieurs et postérieurs, ici ce sont les pattes antérieures qui se trouvent dédoublées ; et il en résulte
une silhouette qui n’est peut-être pas plus crédible, mais qui est en tout cas infiniment plus harmonieuse.
On pourrait même ajouter qu’en faisant l’économie d’une ceinture, entre la scapulaire et la pelvienne, l’artiste a
appliqué le principe de parcimonie du rasoir d’Ockam.
Toutefois cela ne nous apprend rien quant à l’origine de cette mystérieuse sextupédie. Car ne semble pas
convaincante l’interprétation selon laquelle ce serait pour symboliser sa rapidité, que la Bête aurait été représentée dotée d’une paire de pattes
supplémentaire ; interprétation que dans son " Bestiaire Fabuleux " ( Albin Michel - 1971 ), paraît accréditer Jean-Paul
Clébert, d’ordinaire mieux inspiré.
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Le texte le plus ancien mentionnant la Tarasque qui nous soit parvenu, est " La vie de Sainte Marthe ",
que la légende attribue à une certaine Martilla ( ou Marcelle ), qui aurait été la servante de la Sainte.
C’est évidemment trop beau pour être vrai ; le texte en question est un apocryphe datant du XIIème siècle,
attribué à un certain Synthique et connu des exégètes sous le titre de " Pseudo-Marcelle ".
Parmi les nombreux textes qui suivirent il en est deux, datant tous deux du XIIIème siècle, qui demandent
à être pris en considération : " Speculum Historiae " de Vincent de Beauvais et " La Légende Dorée " de Jacques de Voragine.
" Pseudo-Marcelle ", " Speculum Historiae " et " La Légende Dorée " donnent tous trois une description
minutieuse de la Tarasque ; avec une variante toutefois, seuls les deux premiers parlent de sextupédie.
Le passage " Senos pedes et ungens ursinas " ( six pattes et des griffes d’ours ), identique
chez Synthique et Vincent de Beauvais, ne figure pas chez Jacques de Voragine.
En revanche les trois textes sont conformes quant à la généalogie de la Bête ; la Tarasque est née de l’accouplement
d’un Léviathan et d’un ( d’une ) Bonachus, monstre propre à la Galatie, appelé également Bonachos et Onachum que, dans
son " Bestiaire Fantastique du Sud " ( Privat - 1990 ), André Rimailho traduit naïvement par Onagre.
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Certes les trois textes indiqués ci-dessus rapportent des faits censés avoir eu lieu dans la première moitié du premier siècle,
et qui jusque-là n’avaient été colportés que par tradition orale.
Et douze siècles de tradition orale sont largement suffisants pour enjoliver un événement ; voire même pour faire pousser
une troisième paire de pattes à un Dragon par nature tétrapode.
C’est bien ce que je m’étais dit à l’époque où je travaillais sur les Dragons ; mais cette explication ne me satisfaisait pas.
Si la Tarasque avait été décrite pourvue de plusieurs têtes ou crachant du feu, je n’aurais pas sourcillé ; la polycéphalie
et la pyrojaculation étant monnaie courante dans le monde des Dragons.
Mais la multiplication des membres chez les quadrupèdes demeure un fait rarissime en Mythologie Animale.
En exceptant le cas, par trop particulier et d’ailleurs purement transitoire, du passage du centaure archaïque au centaure
classique, je ne voyais que deux exemples : Sleipnir, le destrier d’Odin, qui possédait huit pattes, et l’antilope sextupède de la Mythologie
Sibérienne que le dieu chasseur Tunk-Poj traqua d’un bout à l’autre de la Voie Lactée.
Notons en outre que dans ces deux cas l’iconographie a résolu le problème différemment de l’imagerie traditionnelle
de la Tarasque. Sleipnir est représenté avec quatre pattes antérieures et quatre pattes postérieures ; et l’antilope sibérienne avec trois pattes
antérieures et trois pattes postérieures.
On ne saurait retenir dans l’optique du présent texte l’imposante figure des Lamassous, les taureaux ailés à face humaine,
génies protecteurs d’Assur et sommet de la statuaire assyrienne du VIIIème siècle. La multiplication des membres ne vise pas ici à portraiturer
des êtres dotés de six ou huit pattes ; le but recherché par le sculpteur, et d’ailleurs magistralement atteint, consistant, par le truchement
d’une seule et même statue, à représenter le Lamassou à l’arrêt en vision faciale, et en mouvement en vision sagittale.
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La question que je me suis posée est : est-ce que la Tarasque provençale pourrait avoir hérité sa sextupédie
de l’un de ses géniteurs ?
Certes que l’un soit Léviathan, monarque incontesté de tous les Dragons Marins, et l’autre le Bonachus, monstre
de caractère tellurien ( voire igné ), pouvait simplement vouloir symboliser la nature amphibie de la Bête Rhodanienne.
Si en revanche la sextupédie revêtait un caractère héréditaire, celui-ci ne pouvait être attribué à Léviathan. Qu’aurait bien
pu faire de six pattes ce Seigneur Océanique, dont Milton dans son " Paradis Perdu " nous dit que : " Dieu le créa le plus
grand parmi toutes les créatures qui nagent dans les flots " ; et que Gustave Doré dans une composition magistrale représenta
pourvu de nageoires en forme d’ailes de chauve-souris ?
Restait le Bonachus.
Mais, au fait, pourquoi le Bonachus ? Pourquoi être allé chercher en la lointaine Galatie l’un des géniteurs
d’un Dragon provençal ? Alors que le substrat celtibère, sur lequel est venu s’enraciner en Gaule le légendaire du christianisme naissant,
regorge de monstres dragonnesques ; sans compter l’apport toujours vivace dans le bassin méditerranéen du Bestiaire Fantastique
de l’inépuisable Mythologie Grecque.
On pourrait évidemment se poser la même question à propos de Léviathan ; car donner pour géniteur
à la Tarasque le plus illustre des monstres océaniques, équivaut à peu près à attribuer au calmar géant la paternité d’un tigre mangeur d’hommes.
Sur le plan purement animalier, sans doute ; mais il convient de ne pas perdre de vue que la Tarasque appartient
au Bestiaire Fabuleux Chrétien, que c’est par une sainte qui avait côtoyé le Christ qu’elle fut domptée, et que, lorsque cet événement fut fixé
par écrit, il le fut par des auteurs pétris de culture chrétienne.
On ne peut en douter en ce qui concerne celui de " Pseudo-Marcelle ", puisqu’ il alla jusqu’à s’effacer derrière
une hypothétique servante de Sainte Marthe.
Quant à Vincent de Beauvais et Jacques de Voragine, ils appartenaient tous deux à l’ordre des
Dominicains ; le second fut d’ailleurs béatifié en 1816.
Ces auteurs avaient très certainement une solide connaissance des textes sacrés et avaient rencontré Léviathan
dans l’Ancien Testament où " Le Livre de Job " ne lui consacre pas moins de 34 versets.
De plus donner à la Tarasque pour géniteur Léviathan, contribuait à souligner la malignité foncière de la Bête Rhodanienne,
car dans la Bible le nom de Léviathan ne désigne pas uniquement le monstre marin.
Il désigne aussi une incarnation du Mal et, en tant que tel, est cité dans une autre partie
du " Livre de Job " ( III-7-8 ), dans le " Livre d’Isaïe " ( XXVII-1 )
et dans les " Psaumes " ( LXXIV-4 ).
De sorte que l’on peut dire que dans la Bible il y a deux Léviathan.
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Revenons au Bonachus, et à sa patrie la Galatie.
" Galacia ", le nom latin de la Galatie, vient de la contraction de " Gallo-Graecia ",
soit la " Grèce Gauloise ". Cette région, qui est aujourd’hui province turque, avait été donnée aux gaulois en 278 av. JC.
par Nicomède 1er de Bithynie.
A l’époque de Sainte Marthe la Galatie n’appartenait plus à la Gaule ( entre-temps devenue romaine ),
mais y vivait une importante population d’origine, de tradition et de langue gauloises.
Ces gaulois galates échangeaient-ils des relations avec les gallo-romains ? Et était-ce par ce canal que les riverains
du Rhône avaient pris connaissance du Bonachus ?
Pourquoi pas, c’était en tout cas une filière à suivre, en quelque sorte " sur la piste des Bonachus ignorés ".
Je suivis la filière et, lorsque je rencontrai le monstre, je compris tout de suite que sa réputation ait pu largement
déborder les frontières de son biotope.
Sans nul doute la Bête galate se révélait époustouflante ; détenant pour principale caractéristique la faculté
d’expulser ( de catapulter devrais-je dire ) sur des distances considérables, ses excréments, que l’on ne saurait mieux comparer
qu’à de la lave en fusion, et qui carbonisaient instantanément tout ce qu’ils atteignaient.
Et certes un animal, capable par ce mode de défécation inouï de déclencher un incendie de forêt, aurait fort bien pu par
surcroît être doté d’une paire de pattes supplémentaire. Après tout, qui peut le plus peut le moins.
Force m’est cependant de reconnaître, qu’hormis cette scatologie dévastatrice, je ne rencontrai dans le portrait du
Bonachus aucune autre particularité notable, non plus que la moindre allusion à la sextupédie.
Toutefois la distribution des faunes, qu’elles soient réelles ou fabuleuses, ne tient aucun compte des frontières politiques.
Et je pouvais peut-être trouver trace de la Bête sextupède dans la riche draconologie d’Asie Mineure, en une autre région.
Je commençai par la Perse, et je n’eus pas à aller plus loin ; car c’est là que je la découvris.
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Le " Shah-Nameh ", ou " Livre des Rois " du poète Firdousi ( ou Ferdowsi, Xème
et XIème siècles ) représente pour la Perse ce qu’est le " Kalévala " pour la Finlande.
Cet ouvrage, à forte dimension mythologique ( en particulier dans sa première partie ) raconte tout d’abord la
création du monde, puis l’histoire des Perses depuis l’origine de leur peuple jusqu’à la conquête arabe ( VIIème siècle ).
Les chapitres les plus populaires traitent des hauts faits d’une pléiade de héros, grands pourfendeurs de géants,
de monstres et de démons ; et dont le plus fameux est Roustam ( ou Rostem ), fils de Zal et petit-fils de Sham.
Cette dynastie est illustre entre autres raisons pour son alliance avec le Simorgh, oiseau fabuleux aussi célèbre
que le gigantesque Rokh des " Mille et une nuits ", et qui est doté d’une telle longévité qu’il a assisté par trois fois à la destruction
et à la recréation du monde.
Parmi une floraison de personnages héroïques et hauts en couleurs, se rencontre Gushtasp ( dit Gushtasp le Vaillant ),
fils de Lohrasp, qui, entre autres exploits, combattit et tua un Dragon à six pattes.
Le Dragon sextupède figure donc bien dans les traditions du Moyen-Orient.
Ne fait-il qu’un avec le Bonachus ? Rien ne le précise mais tout porte à le croire.
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Considérons à nouveau le Bonachus, et débarrassons-nous tout d’abord de la part inévitable de l’exagération et
du besoin de merveilleux ; ce merveilleux fut-il scatologique.
Ce n’étaient sûrement pas ses excréments que la Bête Galate propulsait avec un effet aussi dévastateur ;
mais plus probablement le contenu de ses glandes anales.
Présentes dans plusieurs groupes de Mammifères, et en particulier chez la plupart des carnivores terrestres, les glandes
anales sont généralement utilisées à des fins d’informations territoriales et sexuelles.
Elles atteignent leur plus grand développement chez les skunks, qui en usent également comme armes.
Un skunks se montre capable de projeter avec une étonnante précision le contenu de ses glandes anales jusqu’à une
distance de quatre mètres.
Un homme, atteint par cette sécrétion, en dépit de bains répétés mettra plusieurs jours à se débarrasser de la puanteur
dont il sera imprégné, et qui peut occasionner des céphalées très douloureuses et de violentes nausées.
La sécrétion, qui reste sans effet sur une peau saine, peut se révéler très nocive si elle atteint une blessure et,
si elle touche les yeux, provoquer une douleur intense et une cécité temporaire.
Il n’est donc pas excessif de parler d’armes ; les effets de la sécrétion des glandes anales des skunks étant comparables à
ceux du venin des serpents cracheurs.
Plusieurs herpétologues, manipulant des serpents cracheurs sans prendre suffisamment de précautions, ont été atteints
aux yeux par un jet de venin. Certains ont été frappés de cécité temporaire, mais tous ont déclaré avoir ressenti une douleur intense comparable à une brûlure.
Or j’incline à penser que c’était du venin que secrétaient les glandes anales du Bonachus ; venin qui devait avoir
des propriétés analogues à celles du venin des serpents cracheurs. Et la sensation de brûlure, décrite sans doute par des gens ayant eu la malchance
d’être atteints aux yeux, est probablement à l’origine de la fable de la Bête Galate projetant des excréments qui enflammaient tout ce qu’ils touchaient.
En outre ne perdons pas de vue que la puissance et l’abondance du jet devaient être proportionnelles à la stature de l’animal.
Et, si un skunks, ayant à peu près la taille d’un chat, est doté de glandes anales du volume d’un œuf de pigeon, dont il peut
projeter la sécrétion à une distance de quatre mètres, quelles performances devait réaliser une bête de la taille d’un grand rhinocéros, dont les glandes
anales, desservies par de puissants muscles expulseurs, atteignaient sans doute les proportions d’un œuf d’autruche ?
Que des glandes anales soient spécialisées au point d’être inféodées à une fonction venimeuse, peut paraître au premier
abord surprenant.
Lorsqu’on évoque les animaux venimeux on pense en premier lieu aux serpents, dont le siège de la fonction venimeuse
est buccal ; que celle-ci s’exerce par projection ( serpents cracheurs ), par morsure ( cobra )
ou par " coup de dent " au sens propre du mot ( vipère, crotale ).
Sans posséder un appareil venimeux aussi perfectionné que celui des serpents, certains animaux peuvent néanmoins provoquer
une envenimation par morsure ; pour nous en tenir aux seuls vertébrés, c’est le cas des murènes chez les poissons, des hélodermes
chez les reptiles, des musaraignes et des solénodons chez les mammifères.
Mais le siège de la fonction venimeuse n’est pas nécessairement buccal ; il peut se situer sur n’importe quelle partie
du corps. Et, en nous en tenant toujours aux seuls vertébrés, on peut citer chez les poissons : le dard des aiguillats, le stylet érectile des chimères,
les épines et les rayons des nageoires des vives, des scorpénidés, des silures, l’aiguillon barbelé s’érigeant à la base de la queue des raies
mourines et pastenagues.
Des glandes à venin muqueuses et granuleuses boursouflent l’épiderme lubrifié des amphibiens anoures et urodèles,
saillant à l’arrière des orbites, s’amassant aux hanches et aux aisselles, développant des cordons verruqueux tout au long des flancs.
Et des éperons venimeux arment les membres postérieurs des mâles chez les mammifères
monotrèmes ( ornithorynque et échidné ).
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Les skunks sont répartis en neuf espèces. Et chacune d’entre elles adopte des postures qui lui sont propres, lors
de l’expulsion de ses sécrétions ; les skunks tachetés allant même jusqu’à se dresser à la verticale sur leurs membres antérieurs.
Bien qu’on ne puisse envisager pareille acrobatie chez un Bonachus dont le poids avoisinait probablement deux tonnes, il semble
hors de doute qu’il devait lui aussi adopter une posture particulière lorsqu’il projetait son venin.
Dès lors peut-on concevoir un lien entre la sextupédie et la projection du venin des glandes anales ?
J’oserai avancer que oui.
Lorsque j’entrepris, pour le visualiser, de dessiner le Dragon sextupède, il m’apparut très vite que la solution à la fois la
plus élégante ainsi que la seule ne sombrant pas dans le ridicule, était le dédoublement des membres antérieurs ; soit la formule retenue,
comme nous l’avons vu, par le sculpteur des armoiries de Tarascon.
Et, lorsque je voulus le représenter en position d’expulsion de venin, j’oserai dire que les trois paires de pattes se mirent
en place d’elles-mêmes : la première paire de pattes antérieures étendue au maximum en avant et la seconde repliée de part et d’autre
du corps amenant la poitrine au ras du sol, cependant que les pattes postérieures, tendues presqu’ à la verticale, maintenaient les
glandes anales " en position de tir à longue distance ".

Dragon sextupède en position d’expulsion du venin
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Dans cette attitude la Bête pouvait certainement tourner la tête en arrière pour contrôler la trajectoire
et " redresser le tir " si besoin était ; c’est du reste exactement ce que font les skunks.
Représentée dans cette posture, l’animal acquérait une silhouette d’obusier de siège, solidement ancré au sol par les griffes
de ses quatre pattes antérieures et amortissant ainsi l’onde de choc infligée à l’organisme par la détente des grands muscles expulseurs.
En somme un canon qui n’aurait pas de recul ; comme celui des gascons dans le " Cyrano " d’Edmond Rostand.
Si le Bonachus ne fait qu’un avec le Dragon sextupède de Perse, il s’ensuit que ce dernier était également doté
de glandes anales venimeuses.
Et le héros Gushtasp mérite bien son surnom de " vaillant ", car ce ne dut pas être une mince affaire de
combattre un animal, du gabarit d’un rhinocéros, susceptible à chaque instant de pivoter sur lui-même et d’asperger son adversaire de venin.
Le guerrier, qui affrontait un tel monstre, devait non seulement être pourvu d’un courage à toute épreuve ainsi que d’une
solide épée, mais aussi maîtriser à fond l’art de manier le bouclier, pour protéger ses yeux à tout moment sans cesser pour autant
de frapper de taille et d’estoc.
Et, si la sextupédie était bien liée à la projection venimeuse, est-ce que le dédoublement des membres antérieurs
ne représentait pas un atout propre à favoriser une volte-face, s’exécutant en un éclair, et opposant tour à tour à l’adversaire une gueule
à la denture redoutable et un arrière-train dont les giclées ne l’étaient pas moins ?
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Au terme de ce périple qui nous a conduits de la ville natale de Tartarin aux forêts galates et du Légendaire
Chrétien à la Mythologie de la Perse ancienne, revenons à notre point de départ : la Tarasque provençale.
Il semble ne faire aucun doute que l’effigie traditionnelle de la Bête Rhodanienne résulte d’un composite, ayant emprunté
sa tête et sa queue à la Manticore éthiopienne, et ses membres surnuméraires au Dragon sextupède d’Asie Mineure.
Il ne s’agit pas d’un cas unique ; loin de là. L’iconographie des Bestiaires Fabuleux regorge de représentations
obtenues en juxtaposant diverses parties du corps empruntées à des animaux différents.
Je ne citerai qu’un exemple, qui lui aussi relève de la draconologie et qui lui aussi, comme le portrait de la Manticore publié
par Conrad Gesner, figure dans l’ oeuvre de l’un des plus prestigieux naturalistes de la Renaissance.
En 1640 fut publié à Bologne un ouvrage intitulé : " Serpentum et Draconum Historia ".
Il s’agissait du volume X de la monumentale Histoire Naturelle d’Ulysse Aldrovandi ; ouvrage posthume puisqu’ Aldrovandi
était mort 35 ans plus tôt, en Septembre 1605.
Seuls les quatre premiers volumes de son œuvre avaient été publiés de son vivant. Le cinquième fut édité en 1606 par les
soins de sa veuve, et les huit autres, dont la publication s’échelonna de 1613 à 1668, par les soins des divers successeurs à sa chaire de l’université de Bologne.
Dans l’abondante illustration de " Serpentum et Draconum Historia " se rencontre un portrait du Basilic
pour le moins ahurissant.
La Bête est dotée de huit pattes, d’un bec crochu et d’un crâne en pain de sucre ( préfigurant
celui du professeur Nimbus ) cerclé d’une couronne de galette des rois.

Représentation du Basilic dans l’oeuvre d’Ulysse Aldrovandi
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On éprouve évidemment quelque difficulté à retrouver dans " ce cadavre exquis " la représentation
du formidable Dragon à trois yeux, appelé également Dragon couronné et Dragon roi, qui, selon certaines versions de " L’Alexandriade "
bloqua durant plusieurs jours aux frontières de l’Inde l’armée du conquérant macédonien.
La Bête prodigieuse, inébranlablement campée sur ses quatre membres évoquant les colonnes d’un temple, tenait un défilé
que l’infanterie grecque tentait d’emprunter, et, du rayon foudroyant jailli de son œil frontal, taillait des coupes sombres dans les rangs des légions.
Il fallut paraît-il pour en venir à bout, comme pour assiéger une forteresse, faire donner les balistes et les catapultes.
Donc rien à voir avec la dérisoire représentation, figurant dans l’ouvrage d’Aldrovandi, qui emprunte ses pattes surnuméraires
au Dragon sextupède du Moyen Orient ( en y rajoutant une paire pour faire bonne mesure ) et son bec crochu à un autre Dragon,
ailé celui-ci, le Cocatrix ou Coquadrille.
Seule l’excroissance crânienne est l’apanage du Basilic ; et il est manifeste que l’illustration a naïvement pris
au pied de la lettre la formule " un crâne surélevé surmonté d’une couronne ".
En fait l’extraordinaire formation osseuse qui coiffait les Basilics évoquait ( chez les mâles en particulier )
une tour massive au faîte crénelé ( d’où le nom de couronne ) et à la base de laquelle s’ouvrait l’œil frontal, dont le regard foudroyant
détenait la propriété de faire voler les roches en éclats.
Ajoutons que les plus imposants Basilics dépassaient largement la stature des plus puissants éléphants d’Afrique
et que leur " couronne " atteignait une hauteur à laquelle seule peut prétendre, parmi les quadrupèdes contemporains, la tête
des plus grandes girafes.

Basilic
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Alors que la représentation, qui figure dans le livre d’Aldrovandi, n’atteint, elle, que le comique involontaire ;
domaine dans lequel elle est de taille à rendre des points à la Manticore du livre de Conrad Gesner.
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Sous quel aspect nous apparaîtrait la Tarasque provençale, une fois débarrassée du masque grotesque
et de l’aiguillon caudal de la Manticore ainsi que de la sextupédie du Dragon d’Asie Mineure ? Et quelle description pourrait-on en donner ?
Un prédateur de grande taille, au corps couvert d’une cuirasse écailleuse, de mœurs semi-aquatiques, s’attaquent
aux hommes et au bétail ; et dont le biotope s’étendait sur les zones littorales du nord de la Méditerranée ( avec une pénétration
non négligeable à l’intérieur des terres ) depuis la côte orientale de l’Espagne jusqu’à la Grèce.
Une telle diagnose pourrait sans nul doute s’appliquer à un grand crocodile ; mais pourquoi pas à un mammifère ?
Tout chercheur qui s’attaque à l’énigme de la Bête Rhodanienne domptée par Sainte Marthe, rencontrera inévitablement la
monographie de Louis Dumont ( aucun lien de parenté avec votre serviteur ).
" La Tarasque " de Louis Dumont fut publiée chez Gallimard en 1951, puis réédité en 1987. Malheureusement,
comme c’est trop fréquemment le cas de ce type de réédition, la seconde publication se trouve dépourvue des nombreuses illustrations
qui enrichissaient l’édition originale.
Quoiqu’il en soit cet ouvrage n’en constitue pas moins à ce jour le texte le plus complet sur le sujet.
Au chapitre 2 de la deuxième partie nous rencontrons le passage suivant : " Beaucoup plus que d’un dragon nous
sommes en présence d’une sorte de carnassier géant, à tête de lion, au corps massif... "
Un carnassier géant à tête de lion et au corps massif, voilà qui nous ramène au haut-relief en bosse des armoiries de Tarascon.
Ici, comme indiqué précédemment, la tête de l’animal, bien qu’en partie humaine, n’en présente pas moins un
caractère léonin, que souligne l’abondante crinière.
La Bête est en outre indiscutablement mammalienne, comme l’indiquent le pelage ainsi que la présence des mamelles.
Reste la cuirasse écailleuse, qui ne revêt que partiellement le corps, s’emboîtant sur le dos et recouvrant la partie supérieure des flancs.
Une cuirasse de ce type est-elle concevable chez un mammifère ?
Non seulement elle est concevable, mais elle existe bel et bien dans un petit groupe de mammifères
contemporains : les Chlamydophores, ressortissants de l’étrange famille des dasypodidés, plus communément appelés tatous.

Chlamydophore - Tatou à cuirasse dorso-latérale
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Alors que chez la plupart des tatous le revêtement écailleux recouvre la quasi totalité du corps et des membres,
chez certains Chlamydophores il se réduit à une sorte de cuirasse dorso-latérale, qui ne descend que jusqu’à mi-hauteur des flancs, laissant visible
sur le reste du corps le pelage long et dense d’un gris blanchâtre.
Donc un lion, ou tout au moins un grand fauve, cuirassé ou partiellement cuirassé et de mœurs semi-aquatiques.
Tous les lecteurs de Bernard Heuvelmans connaissent ses écrits consacrés aux fauves à dents en sabre, au cours
desquels il a brillamment démontré que ces animaux étaient très probablement de mœurs semi-aquatiques.
Certains d’entre eux survivent peut-être encore aujourd’hui sous forme de micropopulations au cœur des forêts marécageuses
d’Afrique Centrale.
Plusieurs témoignages l’attestent, qui les décrivent comme des lions d’eau ou des panthères d’eau au corps couvert d’écailles.

Figurant dans l’oeuvre de Conrad Gesner et dans celle de Guillaume Rondelet,
cet insolite "Lion-marin" constitue peut-être la représentation ancienne la moins inexacte de la Tarasque
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Heuvelmans, on le sait, a réfuté ce dernier point, arguant que l’apparence écailleuse résulterait de l’irisation du pelage
mouillé réfractant la lumière solaire.
Et si Heuvelmans avait généralisé de façon trop hâtive...
Et si, parmi l’éventail des multiples espèces de fauves à dents en sabre que nous offre la paléontologie, s’en trouvaient
certaines qui étaient, fut-ce partiellement, revêtues d’une cuirasse écailleuse...
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Envisagée sous l’aspect d’un fauve à dents en sabre et à cuirasse écailleuse, la Tarasque ne manque pas de rappeler
un autre monstre sanguinaire ; le Lion de Némée.
Toutes les versions qui rapportent le combat d’Héraclès contre cet animal, précisent que sa peau était impénétrable
aux flèches, et que le héros ne parvint à le vaincre qu’en ayant recours à la massue.
Et toutes les versions rapportent également qu’Héraclès, après avoir écorché la Bête, se constitua une armure
dans sa dépouille ; certaines ajoutent même un bouclier.
Car le Lion de Némée n’était pas un simple lion, même d’une taille, d’une puissance et d’une férocité démesurées ;
c’était un Dragon, comme l’atteste sa généalogie tout aussi prodigieuse que celle de la Tarasque.
Selon la tradition il aurait eu pour mère Echidna, l’ancestrale génitrice de toutes les dynasties dragonnesques
de la Grèce Antique, et pour père ; soit Typhon, le monstre le plus époustouflant de la Mythologie Hellènique, dont Zeus lui-même faillit
ne pas venir à bout ; soit Orthros, Dragon tricéphale, frère jumeau de Cerbère, affecté à la garde des troupeaux de Géryon, et qui fut tué par Héraclès.
Certes moins grandiose que la précédente, cette seconde paternité se pimente en revanche d’incestueuse fragrance,
puisqu’ Orthros, étant lui-même l’un des fils d’Echidna, se serait donc accouplé avec sa propre mère.
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Le val de Némée, habitat du formidable Lion, se situait en Argolide, région de la Grèce qui jouxte l’isthme de Corinthe.
Or c’est sur les rivages du golfe de Corinthe que vivait un autre monstre à cuirasse écailleuse, se repaissant des infortunés voyageurs
que le géant Scyron lui jetait du haut des falaises.
On a vu que cet autre monstre pourrait fort bien appartenir à la même espèce que la Tarasque ; et, en poussant le
raisonnement, la Tarasque pourrait fort bien appartenir à la même espèce que le Lion de Némée.
Ainsi se dessine dans la partie la plus orientale du Péloponnèse un biotope présentant les caractéristiques écologiques
requises pour l’hébergement d’une micropopulation de grands fauves cuirassés de mœurs semi-aquatiques.
Héraclès aurait donc combattu en deux circonstances un animal de cette sorte ; une première fois pour accomplir le
premier de ses douze travaux, en tuant le Lion de Némée ; une seconde fois lorsqu’à son retour d’Espagne il affronta le Tarasconus,
probablement à l’origine du nom de l’autre ville de Tarascon, Tarascon-sur-Ariège.
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Il reste deux points à évoquer.
En premier lieu : la représentation de la Tarasque, constituée d’une carcasse en bois recouverte de toile peinte,
simulant un revêtement écailleux, qui est véhiculée dans les rues de Tarascon lors des festivités de Pentecôte, quelquefois de l’Ascension et,
bien entendu, le jour de la Sainte Marthe ( 29 Juillet ).

La Tarasque - La grande maquette
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Afin de ne pas créer de confusion, je désignerai sous le terme de " maquette " cette représentation de la Bête,
par opposition à celles que j’ai mentionnées sous le nom d’effigies dans les pages qui précèdent ; et au cours desquelles j’ai distingué les
effigies traditionnelles ( gravures et peintures anciennes ainsi que leurs reproductions ) de celles qui s’en écartent, comme le haut-relief
des armoiries de Tarascon ou la sculpture du musée de Nevers.
La maquette, donc, mesure 6 mètres 40 de longueur totale et 1 mètre 80 dans sa plus grande hauteur ; et l’on peut
se demander si la Bête a été représentée là, grandeur nature.
Elle diffère très sensiblement des diverses effigies traditionnelles, et plus encore de l’animal léonin des armoiries,
et du Dragon Sextupède de Nevers, qui possède certes une tête semi-humaine, mais dont le corps à la fois massif et allongé et la queue interminable
évoquent une silhouette de salamandre géante.
Chacun connaît la maquette, pour l’avoir vue tout au moins en photo.
Et chacun conserve le souvenir de sa tête grotesque, plus humaine qu’animale et portée au ras du sol ; de sa quasi
absence de cou ; de son échine exagérément bombée et de sa posture accroupie ; les six pattes repliées sous la carapace
étant à peine perceptibles.
Cette représentation de la Bête Rhodanienne a été comparée à un dinosaure ankylosaurien.
Je pense personnellement que sa silhouette compacte, à la ligne dorsale en forme de dôme, évoque davantage les
Glyptodontes, ces colossaux Xénarthres cuirassés qui, durant une vingtaine de millions d’années ( du Miocène inférieur jusqu’au Pleistocène )
hantèrent les pampas.
Vouloir identifier la Bête Rhodanienne à partir de la seule maquette, comme cela a été tenté, relève du simplisme.
La maquette n’a pas été conçue selon un souci d’exactitude zoologique, mais pour répondre aux besoins d’un accessoire théâtral.
Aujourd’hui, depuis qu’elle est chargée sur un chariot et se déplace en roulant, elle pourrait revêtir n’importe quelle
autre apparence ; et c’est par fidélité à la tradition que lui ont été conservées cette échine exagérément bombée et cette tête portée au ras du sol.
Le livre de Louis Dumont précise d’ailleurs qu’au cours des siècles la maquette a été plusieurs fois fortement endommagée,
au point qu’il a fallu la reconstruire et que chaque fois elle a été reconstituée à l’identique.
Jusqu’à la première moitié du XXème siècle la maquette se déplaçait portée par des hommes, se tenant à l’intérieur
de la carcasse et demeurant invisibles du public. Et, même si ces porteurs étaient choisis parmi les ressortissants les moins grands de la collectivité, le
dos de la Bête ne pouvait guère s’élever à moins d’1 mètre 80 ; d’où la nécessité de l’échine bombée.
Les porteurs étaient au nombre de six et se tenaient en file indienne. Seul celui qui était en tête pouvait voir l’itinéraire à emprunter,
grâce à une ouverture pratiquée à l’avant de la carapace. Les autres suivaient en aveugles. Et, si la tête de la Bête est placée en position si basse,
c’était pour ne pas gêner la visibilité du premier porteur.
Des poignées étaient fixées tout au long de la partie interne des flancs de la maquette. Les porteurs étaient revêtus d’un
harnachement relié à ces poignées par des sangles. Ils ne portaient donc pas la maquette à bout de bras ( ce que sa largeur aurait
rendu impossible ), mais amarrée à leurs épaules.
Ils avaient en conséquence les mains libres, et le dernier de la file avait pour charge de manœuvrer la queue qui,
cependant que la Bête se déplaçait, était censée menacer de flageller et de faucher les spectateurs.
Cette dernière particularité s’est aujourd’hui perdue ; et depuis que la Bête roule sur un chariot, sa queue est frappée de paralysie.
La maquette revêt donc une importance inverse en fonction de l’optique selon laquelle on aborde la Mythologie
de la Tarasque ; vedette indispensable au déroulement des festivités traditionnelles et jouant un rôle prépondérant dans le folklore
provençal, elle reste un élément mineur, voire négligeable, dans une tentative d’identification de la Bête Rhodanienne du point de vue de la Cryptozoologie.
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En second lieu : l’héroïne de l’événement, Sainte Marthe, dont Jacques de Voragine nous vante la douceur, le charme et la beauté.
Accompagnée de sa sœur, Marie de Béthanie, de son frère, Lazare, des gens de leur maison ( parmi lesquels
peut-être une servante répondant au nom de Martilla ou de Marcelle ) et sans doute de quelques disciples du Christ, Sainte Marthe
arriva en Provence probablement aux alentours de l’année 40 ; soit environ 25 ans avant que Joseph d’Arimathie, dépositaire
du Saint-Graal, et ses compagnons débarquent en Grande-Bretagne.
Dès que se répandit la nouvelle de l’arrivée de la Sainte, les riverains du Rhône coururent à sa rencontre pour lui demander
de les libérer de la Bête qui dévorait gens et bétail.
La Tarasque ayant été signalée dans un petit bois à proximité des berges du fleuve, Sainte Marthe s’y rendit.
Sereine et impavide, elle s’avança calmement vers la Bête que son approche paraissait avoir frappée de stupeur ; puis,
déliant sa ceinture, elle la noua autour de l’encolure squameuse du monstre, que ce geste rendit instantanément aussi doux qu’un agneau
et qui se laissa docilement conduire jusqu’à la ville où les habitants le massacrèrent.
Que peut bien signifier ce geste accompli à l’aide de la ceinture et que cache-t-il ?
La liste est longue des Saints et des Saintes qui subjuguèrent un Dragon en lui posant sur le front ou l’encolure une pièce
de vêtement ; ceinture, écharpe ou étole, lorsqu’il s’agissait d’un membre du clergé.
Dans son livre " Le Mois des Dragons " ( Berger-Levrault, 1981 ), Marie-France Gueusquin en
dénombre plus de trente pour la seule France ; et, ce qui est valable pour la France, l’est aussi pour les Iles Britanniques, l’Allemagne, la Suisse,
la Belgique, l’Italie, l’Espagne, le Portugal... etc ...
On a voulu voir en ces traditions l’allégorie du Christianisme triomphant du Paganisme, symbolisé par la terrifiante Bête
écailleuse, dévoratrice, anthropophage et parfois cracheuse de feu.
Et, pour faire bonne mesure, nombre de versions ajoutent qu’avant d’être domptée par une pièce de vêtement nouée à
son encolure, le Dragon avait été préalablement aspergé d’eau bénite.
Cette interprétation pourrait à la rigueur être acceptable, si tous ceux, qui accomplirent l’exploit de dompter un
Dragon, avaient été chrétiens.
C’est loin d’être le cas.
Le mythe du Dragon subjugué est de tous les temps et de toutes les cultures.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, quinze siècles avant notre ère la magicienne Médée contribua largement à la réussite
de l’expédition des Argonautes, en charmant le Dragon de Colchide, gardien de la Toison d’Or.
Considérées dans leur ensemble, les relations entre les hommes et les Dragons revêtent une étonnante complexité,
qui ne se résume pas aux combats, si valeureux soient-ils, livrés par les héros et les chevaliers.
La lecture des textes, leurs rapprochements et leurs comparaisons, ainsi que la réflexion suscitée par ce qu’il est convenu
d’appeler les intertextes, tissent une tapisserie derrière laquelle, et en quelque sorte la sous-tendant, on subodore la présence d’une Guilde
des Charmeurs de Dragons.
Guilde dont les ressortissants, quelles que soient l’époque à laquelle ils vécurent, leur nationalité, leur religion
ou leur ethnie, détenaient en commun le pouvoir de subjuguer les Dragons par la douceur, la sagesse, voire la sainteté.
Et si, comme le rapporte la tradition, les riverains du Rhône coururent à la rencontre de Sainte Marthe pour lui demander
de les délivrer de la Tarasque dès qu’ils apprirent son arrivée, n’était-ce pas parce que la sainte avait été précédée de sa réputation de membre de la Guilde ?
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En fonction des diverses écoles dont ils relevaient, de la forme d’initiation qu’ils avaient reçue ainsi que sans doute
de leurs aptitudes personnelles, les membres de la Guilde n’adoptaient pas tous le même cérémonial.
L’enlacement d’une pièce de vêtement autour de l’encolure de la Bête, qui semble avoir prédominé chez les Chrétiens,
n’est pas le fait d’hommes et de femmes ressortissant d’autres cultures, et qui pratiquaient d’autres rituels.
Certains Charmeurs de Dragons utilisaient le chant ou la musique. Ainsi, lors de son voyage dans l’Hadès à la recherche
d’Eurydice, Orphée, dont la lyre avait rivalisé avec le Chant des Sirènes, dompta par la musique le gardien du seuil, le redoutable Cerbère, qui était
un Dragon tricéphale.
Et peut-être faut-il voir dans le Kaleb des charmeurs de serpents contemporains un vestige appauvri et dénaturé de ces âges lointains
ou certains hommes et certaines femmes pratiquaient l’art de dompter les Dragons aux accents du luth et de la lyre ; d’autant plus
appauvri et dénaturé que les serpents sont sourds comme des pots.
Au Dragon subjugué par une pièce de vêtement nouée à son encolure, envoûté par la magie, dompté par la voix,
soumis par la musique, il convient d’ajouter le Dragon ensorcelé par le baiser.
Les enchanteresses du monde celtique passaient pour détenir le pouvoir de rendre le monstre inoffensif, en effleurant
de leurs lèvres son mufle rocailleux.
Ce geste, d’une bravoure insensée, dans le langage merveilleusement poétique des Légendes Médiévales porte un
nom magnifique ; il s’appelait " Le Fier Baiser ".