Dans un précédent article pour BIPEDIA ( RAYNAL 1989 ), j’ai analysé les
divers éléments, notamment des rapports sur des Hommes Sauvages et Velus, donnant à penser que des Néanderthaliens
ont survécu dans les Pyrénées, jusqu’au dix-huitième siècle au moins.
A ce propos, il faut mentionner que la survivance récente de Néanderthaliens dans cette région avait été
envisagée très tôt par plusieurs chercheurs soviétiques, notamment Dmitri BAYANOV et Igor BOURTSEV,
puisqu’ils avaient déjà songé à interpréter ainsi le cas du sauvage velu de la forêt d’Iraty ( Pays Basque )
de 1774 ( BAYANOV & BOURTSEV 1976 ). Cet oubli impardonnable de ma part se devait d’être
corrigé à la première occasion...
Dmitri BAYANOV, du Musée Darwin à Moscou, m’a aimablement communiqué récemment un
document fort intéressant qui mérite d’être versé au dossier. Il est tiré du journal Moskovska Vedomosti,
n° 55, du 11 juillet 1760, et reproduit dans le livre Dessins Populaires Russes,
Saint-Petersbourg, 1900, p. 139 :
<< D’Espagne, un journal rapporte à propos de ce dessin ( ci-dessous ) qu’un étranger a amené
à Barcelone un satyre dont l’aspect monstrueux attire de nombreux spectateurs. Cet animal a la tête, le front, les yeux
et les sourcils d’un homme, les oreilles d’un tigre, les joues rouges, les moustaches d’un chat, la barbe d’une chèvre, la bouche
d’un lion dans laquelle au lieu de dents il y a une bordure osseuse, et des bras qui sont semblables à ceux d’un homme,
mais couverts jusqu’aux mains de poils de différentes couleurs ; ainsi que sur tout le corps. Sa taille est
de 5 pieds 3 pouces ( 1m60 ), et il ne mange que du pain et du lait >>.

Représentation du satyre espagnol de 1760
( tirée du livre : Dessins Populaires Russes )
L’origine de la créature n’étant pas précisée, celle-ci pourrait avoir été capturée loin d’Espagne
par lesdits ’’étrangers’’ qui l’exhibaient comme curiosité de foire. Toutefois, il semble plus logique de supposer qu’elle
provenait des Pyrénées, un des derniers lieux d’Europe où il subsistait encore des Néanderthaliens à la fin du dix-huitième
siècle, en dehors des montagnes de Transylvanie ( HEUVELMANS & PORCHNEV 1974, HEUVELMANS 1986 ).
Auquel cas, les ’’étrangers’’ en question auraient quelque chance d’être des Français !
Il est clair en tout cas que le dessin n’a pas été réalisé par un témoin direct : il s’agit d’une
représentation traditionnelle d’Homme Sauvage et Velu, auquel l’illustrateur a surajouté quelques traits empruntés au texte,
dont il a naïvement pris au pied de la lettre les expressions rapportées. Cela est particulièrement manifeste pour les pieds
fourchus, évidemment ’déduits’ du titre de l’article : un vrai "satyre" qui se respecte se devait d’avoir des pieds
de chèvre ! Il a cependant été démontré que c’est là une visualisation naïve du pied adapté à la montagne
des Néanderthaliens, à savoir un pied de chèvre, comme l’on dit populairement ( HEUVELMANS & PORCHNEV 1974,
HEUVELMANS 1980, RAYNAL 1989 ).
Reprenons donc la description, en ayant à l’esprit le fait que les expressions ne doivent surtout pas
être prises au pied de la lettre ( et matérialisées sous forme de calembour visuel, comme dans les sketches
de Raymond Devos ), mais interprétées : on se reportera pour cela à l’étude magistrale faite par
Bernard HEUVELMANS ( 1980 ) sur les "Peuples différents de l’Antique Ethiopie" [ les hommes
sans tête, les hommes à pied de cheval, les hommes à oreilles d’éléphants, les trayeurs de chiennes, etc., etc. ]
que les Anciens aimaient à situer en Afrique.
Tout d’abord, qu’on ait qualifié la créature de "satyre" ne doit pas faire illusion. Aujourd’hui, tout journaliste
à sensation digne de ce nom titrerait sur "l’Homme-Singe de Barcelone", ou "le King-Kong de Catalogne". Au milieu
du dix-huitième siècle, c’est le mot de satyre qui faisait recette, le satyre ravisseur de jolies filles étant le prototype
de l’Homme Sauvage et Velu : encore en 1816, Lorenz OKEN décrivait le chimpanzé sous le nom générique
de Pan, qu’il possède d’ailleurs toujours !
Par ’oreilles de tigre’, il faut évidemment comprendre des oreilles pointues : soit que la forme
même du haut du pavillon soit effectivement pointue, soit qu’un pinceau de poils ( comme chez le lynx par
exemple ) en donne seulement l’illusion.
Le corps est couvert de poils, mais pas la face ( puisque les joues sont visibles :
on les dit même rouges ), à l’exception sans doute de quelques poils très clairsemés, comme ceux des moustaches
d’un chat.
La ’bouche de lion’ ne peut manifestement pas s’appliquer à l’aspect des dents, puisque
celles-ci étaient absentes [ voir le point suivant ] : de toute évidence, l’expression veut dire en fait
une bouche énorme, très large ; quant à la bordure osseuse à la place des dents,
Bernard HEUVELMANS ( communication personnelle ) l’attribue très judicieusement à la gencive
d’un vieillard édenté.
Toutes ces caractéristiques ont été enregistrées dans maints témoignages actuels sur les
Hommes Sauvages et Velus de l’Asie septentrionale et centrale ( notamment au Caucase ou en Mongolie ),
et se retrouvent chez le spécimen congelé étudié par HEUVELMANS [ voir illustration
dans le Bipedia précédent ] : l’extrême pilosité sauf sur la face, à l’exception de quelques
poils follets : ’’sur les joues il y a quelques petits poils courts très clairsemés, disposés un peu comme les
moustaches d’un chat’’, écrit HEUVELMANS à propos du spécimen congelé étudié par lui (HEUVELMANS &
PORCHNEV 1974 : 219 ) ; la bouche largement fendue, les oreilles pointues, la taille humaine, etc.
On peut même se demander si la prétendue barbe de chèvre n’est pas une description naïve du sac vocal destiné à
amplifier les cris ( comme chez le gibbon siamang ) également caractéristique des Hommes Sauvages asiatiques.
La nourriture est aussi instructive, puisque le penchant pour le lait des Hommes Sauvages
et Velus pyrénéens, comme asiatiques, a été relevé et a fait l’objet d’une tentative d’explication ( RAYNAL 1989 ).
En définitive, il semble bien que le "satyre" exhibé à Barcelone en 1760 ne soit pas autre chose
qu’un Homme Sauvage et Velu typique, à savoir un Néanderthalien attardé, vraisemblablement originaire des Pyrénées.