Les HR ( Hominidés Reliques ) posent depuis des siècles le problème d’un phénomène
dont la réalité objective est affirmée par une minorité, niée par une majorité, pendant une
très longue période de temps ( ils n’en ont pas l’exclusivité mais c’est une autre histoire ).
Pour lever cette indétermination, il faut pouvoir démontrer que, soit :
-
le phénomène n’existe pas objectivement, mais il y a chez beaucoup de gens un besoin d’y croire. Ce besoin est tel
que ces gens font en sorte d’y croire le plus complètement et le plus longtemps possible, consciemment ou non, par
des processus explicables ou non ;
-
le phénomène existe objectivement, mais il y a chez beaucoup de gens un besoin de ne pas y croire,
donc de censurer, d’occulter ou de déguiser par toutes sortes de moyens cette existence par trop dérangeante.
Le cas des HR parait net. Les signes d’une censure, d’un refus de croire, l’emportent, et de beaucoup.
Chez les témoins, peur, "panique" ( 1 ) et fuite. Chez ceux qui transmettent leur témoignage, déformation très rapide
des données dans le sens du mythe, surtout quand des ethnologues professionnels s’en mêlent. Chez les "incrédules",
argumentation bornée et parfois ahurissante de mauvaise foi dès qu’on dépasse le stade du sempiternel "on les aurait
déjà trouvés..." Enfin, chez celles et ceux qui affirment y croire et les chercher, conduites d’échecs multiples ( soit
dit sans juger personne et sans prétendre y échapper ), désaccords innombrables...
Dans ce qui suit, je vais tenter d’inventorier différentes explications psychologiques de ce blocage. Le fait
que les hypothèses proposées soient accolées aux nom d’illustres psychologues ou philosophes
ne signifie pas, bien sûr, que ces penseurs se soient préoccupés d’HR.
Explication freudienne
Toute la psychologie freudienne ( au sens large ) se concentre sur les phénomènes
de refoulement, censure, non-dit, individuels ou familiaux, et sur leurs conséquences
psychopathogènes ( 2 ). Ces phénomènes sont classiquement ( pas toujours ) liés à
des problèmes sexuels. Un peu partout on a signalé des relations sexuelles, par consentement mutuel ou viol,
entre humains et HR.
En Mongolie, un homme fut enlevé un jour par un almass. Ses compagnons réussirent à retrouver leur trace,
à abattre l’almass, à récupérer le prisonnier dans une grotte. Ce dernier ne dit absolument rien, resta prostré pendant
deux mois et mourut ( 3 ).
Explication jungienne ( 4 )
Rappelons brièvement ce qu’est l’"Ombre" dans la psychologie de Carl-Gustav Jung. C’est l’ensemble des tendances
qu’un individu donné refuse de reconnaitre en lui-même et qui se réfugient dans l’"inconscient", pour perturber de
diverses façons la vie du sujet. En particulier, il peut la projeter sur une autre personne, qu’il se mettra à haïr ou
mépriser ou craindre sans raison objective. L’Ombre, il importe ici de le souligner, n’est pas forcément le Mal.
Un politicien de droite peut avoir une Ombre de gauche et vice-versa. Un criminel endurci peut même avoir une
Ombre candide et innocente.
En quoi nos HR représenteraient-ils notre Ombre ? Il n’y a que l’embarras du choix. Cela peut
englober jusqu’à leur odeur. Leurs rapports déconcertante ( pour nous ) avec le monde animal
constituent à mon sens la piste la plus intéressante. Mais justement, si c’est là notre Ombre, nous n’aurons
aucune envie d’y aller voir...
En novembre 1977, un chasseur à l’arc ( 5 ) du Maine abat un cerf... et se le fait subtiliser par un bigfoot.
Son commentaire : « All these years I’ve been hearing about "the gentle giant of the woods", "shy, peaceful,
non-aggressive", "eating roots, berries" yak yak yak. All the stories describe something very different that I encountered... »
C’est la description de cas similaires dans les années 90 qui l’a convaincu de témoigner vingt ans après les faits.
Il conclut en affirmant que, depuis, il emporte un pistolet en plus de son arc, et qu’il a très envie d’abattre un de
ces voleurs ( 6 ).
Un autre concept jungien est fort utile. Car un blocage, quel qu’il soit, n’est pas insurmontable.
Et certains parviennent à le dépasser, à en prendre conscience.
Mais alors il peut se produire ce que Carl-Gustav Jung a appelé "inflation psychique", ou "identification à Dieu",
ou "personnalité mana". Une personne qui prend soudain conscience de ses blocages antérieurs, de ce qui conditionnait
ses impulsions, ses inhibitions et ses illusions, tombe couramment dans ce piège. Puisqu’elle comprend mieux,
ou s’imagine mieux comprendre, les ressorts profonds de l’âme humaine, elle est portée à se poser en juge,
en détentrice de la vérité suprême. Dans les cas les plus graves, cela peut mener à la folie.
Plus couramment, cela conduit à l’orgueil, à la suffisance, à l’intolérance, tous travers souvent constatés
parmi les chercheurs d’HR... peut-être surtout lorsqu’ils croient toucher au but.
Explication girardienne
Rappelons brièvement la thèse du philosophe français René Girard ( 7 ). A l’origine des
mythes les plus vivaces et les plus dynamisants, il y aurait toujours le meurtre ( ou au moins le bannissement,
comme pour oedipe ), d’un "bouc-émissaire", d’une "victime expiatoire", en réponse à une situation de crise.
Cet acte était par lui-même imbécile ( il n’a en rien résolu la situation de crise qu’il était censé résoudre ),
lâche ( tout le monde s’est ligué contre un individu isolé ou une communauté marginale )
et injuste ( la victime était innocente des malheurs qu’on lui imputait ), donc trois fois honteux. Mais
il a aussi soudé les liens au sein de la communauté, qui s’est trouvé par la suite bien plus harmonieuse et dynamique.
Alors, pour ne pas perdre toute trace d’un souvenir si utile et en effacer le caractère honteux,
on le transfigure. Girard cite par exemple Romulus, officiellement enlevé au ciel et devenu dieu pendant une nuit
d’orage, et qui veillerait depuis sur la ville qui porte toujours son nom. Les historiens qui nous le rapportent, Tite Live
et Plutarque, donnent incidemment une autre version, plus plausible : Romulus aurait été assassiné par les
sénateurs massés contre lui. Et bien d’autres dieux semblent avoir été d’abord les victimes de tels meurtres, sans
qu’on puisse toujours savoir quel personnage, quel événement précis ont été à l’origine.
Nos HR aussi sont devenus des dieux, ou des génies tutélaires, ou, plus souvent encore, des démons
( mais les démons d’une religion étaient très souvent les dieux d’une religion antérieure ). Et eux aussi
avaient été bien souvent massacrés, on s’en doute ( ce qui explique d’ailleurs qu’ils nous évitent ).
Un mot à propos des boucs-émissaires originels, ceux que les Hébreux chassaient dans le désert au temps
de Moise. C’étaient selon Porchnev et Sanderson ( 8 ), se fondant sur une
tradition juive ancienne, non pas des boucs velus ( qui se dirait "séiréi izim" ), mais simplement
des velus, "séirim", donc probablement des hommes velus...
Explication batesonienne
La notion de "double bind" ou "injonction paradoxale" a été introduite par le psychiatre américain
Gregory Bateson, et développée par l’école de Palo Alto ( Watzlawick, etc. ). De quoi s’agit-il ?
En bref, le double bind peut se définir comme le fait d’exiger de la volonté d’une personne quelque chose
qui n’en dépend pas vraiment. Si cette personne intériorise l’exigence, si elle se croit moralement tenue d’obtenir
ce résultat, les conséquences peuvent être redoutables. De quelle exigence s’agit-il ? Par exemple, tout simplement,
d’être heureux. En culpabilisant un enfant parce qu’il se sent et se dit malheureux ( alors que, bien sûr,
on fait tout pour lui, etc. ), on risque fort d’en faire un dépressif pour le reste de ses jours. En voulant qu’il tienne
pour vrai ce dont il peut constater la fausseté, on peut en faire un schizophrène. En voulant qu’il s’endorme sur
commande, on risque d’en faire un insomniaque à vie, etc.
Nous avons toutes et tous, dès notre plus jeune âge, intériorisé un certain nombre de normes éthiques,
morales, à respecter à chaque fois que nous traitons avec un autre être humain. Sinon, aucune vie sociale ne serait
possible. Nous avons aussi intériorisé un certain nombre d’autres normes à respecter concernant les animaux
( normes variables selon les personnes et les cultures, mais indispensables ).
En conséquence, le fait de se trouver subitement confronté à un être qui n’est ni franchement humain,
ni franchement animal relève bien du double bind. On ne sais pas à quel système de référence se raccrocher,
alors qu’on est moralement tenu d’en adopter un, et un seul. La réaction la plus fréquente est la fuite,
sous les formes les plus diverses, ou plus radicalement la négation pure et simple.
On raconte un jour à Boris Porchnev ( 10 ) qu’un certain chasseur de Lagodekhi ( Georgie )
a, au cours de battues nocturnes, tué et enseveli deux takhisskatsy, et que son fils a fait autant d’un troisième.
Et ce récit lui est confirmé par d’autres personnes, avec les mêmes précisions. Il réussit à se faire inviter par ce
Gabro Eliachvili. Pourra-t-on retrouver la fosse où le chasseur a laissé ses victimes ? Sinon, de toute manière,
son témoignage ne peut être que précieux. Mais, catastrophe, Eliachvili nie tout en bloc. Et le pauvre Porchnev
de s’interroger douloureusement. "Qu’est-ce donc qui avait soudain scellé ses lèvres ?"
Pourtant cette gêne et ce mutisme sont faciles à expliquer. Connaissez-vous beaucoup de chasseurs qui
enterrent leur gibier ?
Plus généralement, les mythes relatifs aux HR tendent presque toujours à en faire des humains à part
entière ( il faut vraiment fouiller pour découvrir que nos fées étaient primitivement des femmes poilues
aux seins très longs ( 11 ). A l’inverse, bien des chercheurs éminents d’HR, de Boris Porchnev
à John Green, refusent farouchement d’y voir autre chose que des animaux. Ceux qui proposent un statut "intermédiaire"
( "manimal" pour Jim McClarin, "suranimal" ( 12 ) pour Dmitri Bayanov ) restent minoritaires.
Explication voltairienne
Dénomination un peu arbitraire : bien d’autres penseurs ont combattu les préjugés. Un préjugé
est particulièrement bloquant, celui qui affirme qu’il ne saurait exister d’HR, ni plus généralement de créatures terrestres
de grande taille qui aurait échappé à la Science. Mais on en trouve parfois de plus subtils.
Boris Porchnev avoue que c’est en partie son incrédulité, il n’admettait pas une survivance de paléanthropes
reliques dans le trop peuplé et civilisé Caucase, qui lui a fait manquer l’occasion d’acquérir lui-même une
almasty ( 13 )...
Dans son ouvrage sur l’affaire Iceman, Bernard Heuvelmans traite par le mépris "l’observation prétendue
d’une sorte de yéti" dans le Wisconsin ( 14 ) juste avant sa visite chez Hansen.
Cette vague de témoignages impliquait d’abord un groupe de 12 chasseurs dont certains ont donné leurs
noms, puis d’autres personnes encore, des observations de traces, etc. l’équivalent des observations de Bluff Creek
( Californie, 1958 ) pour la région des Grands Lacs, devenue une des plus "productrices". Le père
de la Cryptozoologie ne comprend donc pas, et pratiquement fait capoter, le plan de son compère Sanderson :
utiliser cette affaire pour préparer le terrain à l’homme congelé dans la presse. Cette idée était vraisemblablement
inspirée par Terry Cullen, l’homme qui a servi d’intermédiaire entre Hansen et Sanderson, qui résidait dans le Wisconsin,
et connaissait probablement l’origine réelle du spécimen congelé ( de l’autre côté du Lac Supérieur ).
Il se peut même que cette affaire du Wisconsin ait décidé Hansen à risquer une "ouverture".
Même type de préjugé, à mon sens, chez Ivan Sanderson ( 15 ) :
En Norvège, certains dossiers médicaux mentionnent la présence de "loups-garous" indicutables. Ce sont des adolescents
habituellement des garçons - atteints de déficience mentale, affublés de poils et de cheveux grotesques
qui poussent souvent jusqu’au sommet de leurs pommettes et leur couvrent entièrement le front, jusqu’aux
sourcils ; les mâchoires sont prognathes ( ... ) Ces êtres ne sont rien d’autre que des gosses
qui ont grandi en haute montagne dans des vallées presque perpétuellement saturées d’humidité ( ... ).
Ces pauvres misérables que la communauté avait rejetée ou qui s’étaient enfuis parce qu’ils étaient anormaux
réussissaient à subsister en chassant à la main ou en cueillant des plantes..." J’attends qu’on me cite une seule
déficience glandulaire ou autre qui produise des effets aussi singuliers, et qui permette une survie en pleine nature
dans un environnement aussi inhospitalier.
En 1977, plusieurs adolescents virent un bigfoot dans le désert Mojave ( sud californien ).
Eux et leurs entourages connaissaient et admettaient l’existence de géants velus. En voir un était valorisant,
et pourtant il leur fallut plus de vingt ans pour se décider à parler. Pourquoi ? Tout simplement parce que
dans leur esprit un bigfoot était toujours noir, et ce qu’ils avaient vu était gris clair. Un jour, enfin, l’un d’eux se
documenta ( 16 ).
Explication kuhnienne
Cette fois, seuls les chercheurs, les scientifiques, sont concernés. C’est le philosophe américain
Thomas Kuhn qui a introduit le concept de paradigme ( 17 ) ( le mot désignait
auparavant un effet de style ). Un paradigme conditionne, pour une branche donnée de la recherche
scientifique, non seulement les théories et équations de référence, non seulement le vocabulaire, non seulement les
questions qu’il convient de poser, les variables que l’on doit prendre en compte, le vocabulaire, mais aussi ce
que l’on doit chercher, et avec quels types de matériel. Et quand un paradigme donné arrive en bout de course,
ne produit plus rien de valable, il se produit une situation de crise, qui ne se dénoue que par l’émergence d’un
nouveau paradigme.
Chose remarquable, ceux qui lancent ce nouveau paradigme ne sont jamais des chercheurs professionnels
chevronnés dans le domaine considéré. Ce sont ou bien des débutants ( Einstein, qui n’a plus rien trouvé
de valable passé quarante ans ), ou bien des professionnels chevronnés, mais de domaines bien différents
( Louis Pasteur n’était pas médecin mais chimiste, John Dalton n’était pas chimiste mais météorologiste ),
ou bien des amateurs, les cas les plus célèbres étant Nicolas Copernic et Gregor Mendel ( tous deux
ecclésiatiques de profession ).
L’influence paralysante des paradigmes dans l’étude des HR est illustrée d’une manière caricaturale par la
réaction d’un jeune et brillant anthropologue français que des collègues tentaient de convaincre d’une possible survie
actuelle de néandertaliens ( 18 ). "De toute façon, jeta-t-il de guerre lasse, qu’est-ce que
cela apporterait ? Que des Néanderthaliens aient survécu jusqu’à nos jours ne changerait rien à la
question. La seule chose intéressante pour le moment est le problème des pré-sapiens !".
Quels sont les paradigmes qui "coincent" en l’occurrence ? Les cryptozoologistes ne les ont pas
créés de toutes pièces. Ce sont ceux de la biologie en général, et de la zoologie en particulier, repris sans aucun
effort d’adaptation. Et en évacuant donc, an nom de la Science, la question de l’humanité ou non des HR, et
surtout les blocages que la non-résolution de cette question peut provoquer.
Conclusion
En toute rigueur, il faudrait montrer, a contrario, qu’il n’y a guère de raisons d’inventer des HR
s’ils n’existent pas. De fait, il semble bien que dans les ( rares ) régions où on sait qu’il n’y en a jamais eu,
on n’en signale jamais, même de légendaires ( Hawaii, où les forêts ne manquent pas, est le seul Etat
des USA où l’on n’a jamais signalé de bigfoot ).
Les incrédules vont répétant que l’ensemble du dossier relève du mythe. C’est exactement le contraire.
Le mythe rassurant et gratifiant par excellence, c’est celui de leur non-existence, tant qu’ils dérangent pour de multiples
raisons.